Le récit du major

 

Ce fut d’une manière bien singulière que je fis la connaissance du missionnaire allemand Hébich, décédé en 1868. Il évangélisait dans les Indes, aussi bien les blancs que les indigènes, et fut en grande bénédiction, particulièrement parmi les officiers de l’armée anglaise.

Mon bataillon se trouvait dans le quartier résidentiel de Madras. Nous souffrions des vents brûlants, qui soufflent aux Indes à certaines saisons. La chaleur accablante obligeait chacun, bon gré mal gré, à rester enfermé ; ce n’était guère que le matin de bonne heure et le soir, après le coucher du soleil, que les Européens osaient s’aventurer hors de chez eux. Nous étions, par là, contraints à l’inaction, ce qui n’était point fait pour nous égayer. Tout à coup se répandit la nouvelle de la venue d’Hébich. À la table des officiers, ce fut l’unique objet de conversation. Plusieurs connaissaient déjà cet homme, mais la plupart, comme moi, avaient seulement entendu parler de lui.

— Oh ! vous aurez chacun personnellement l’occasion de faire sa connaissance, dit l’un des officiers, car Hébich va où il veut, chez qui il veut, même sans en demander la permission.

Très étonné, je demandai :

— Qui est donc cet Hébich qui use impunément d’une telle hardiesse ?

Mon indignation, que trahissait le son de ma voix, amena le sourire sur les lèvres de plusieurs. L’un d’entre eux, qui était de mes amis, me dit :

Tu seras peut-être le premier à recevoir sa visite, car il apprendra sûrement bien vite que tu es un pécheur endurci. Hébich est venu pour évangéliser les indigènes ; mais il dit que les païens blancs, comme il nous appelle, nous autres Européens, ont encore plus besoin de l’Évangile que ceux-là ; c’est pourquoi il emploie une grande partie de son temps à visiter nos stations militaires, et l’on dit qu’un grand nombre ont été déjà convertis par son moyen.

Tout mon sang bouillonna ; je me permis quelques remarques assez grossières sur l’effronterie de cet importun, en prédisant l’accueil qu’il trouverait chez moi.

Les jours passèrent ; j’avais presque oublié Hébich. La chaleur était telle qu’il était impossible de concentrer longtemps sa pensée sur un sujet quelconque. Un jour, au moment de la plus forte chaleur, quand tout semblait mort dans les maisons et au dehors, et que même les indigènes restaient chez eux, j’étais étendu dans ma chambre, fumant une cigarette. Sans penser à rien je regardais, dans une paisible rêverie, fonctionner le punkah, sorte de ventilateur ajusté au plafond. Soudain, j’entends des pas dehors ; portes et fenêtres étaient grandes ouvertes, à ces heures où personne n’attendait de visite. Ces pas s’approchent ; je les entends sous la véranda. Mon domestique qui dormait, sans doute, ne m’avisa pas de l’arrivée de quelqu’un. Déjà l’inconnu était devant ma porte. Qui était-ce ? — C’était un homme de grande taille, maigre, portant une longue tunique flottante, tenant à la main son grand chapeau, et sous le bras un énorme parapluie, pour se garantir du soleil. En un mot, c’était Hébich. Le coup d’œil était plutôt risible, mais cet homme avait un visage grave et sérieux, qui commandait le respect. Son regard scrutateur semblait percer jusqu’au fond de l’âme, mais pourtant avec quelque chose qui allait au cœur et gagnait la confiance et la sympathie. Je sentais qu’il eût été honteux de ne pas le recevoir. Mon cœur semblait me dire : Cet homme sait mieux que toi ce qui te manque.

Hébich s’avança et salua profondément. Je me levai, je jetai ma cigarette par la fenêtre et fis deux pas à sa rencontre. Il me tendit amicalement la main et me souhaita le bonjour. Qu’était devenue mon intention de mettre cet homme à la porte ? J’étais dans la disposition d’un écolier embarrassé de recevoir la visite de son instituteur. Lui, par contre, paraissait tout à fait à son aise, tandis que moi, dans ma propre maison, j’étais très gêné. Il me pria de m’asseoir, prit lui-même une chaise et s’assit près de moi.

Après un instant, il me dit avec un accent allemand assez prononcé :

— Donnez-moi ce livre-là !

J’allai à ma bibliothèque. Elle contenait toutes sortes de livres de sciences, beaucoup de volumes sur l’art de la guerre, mais il n’était pas nécessaire que je demandasse quel livre voulait cet homme, porteur de la « bonne nouvelle de la paix ». Dans l’armée anglaise, la Bible ne doit pas manquer dans une bibliothèque d’officier. Il était là, en effet, ce livre négligé. Jamais je ne l’avais ouvert, mais tout de même je le trouvai vite. Je posai donc la Bible devant moi sur la table et m’assis. Hébich fit un petit signe de tête exprimant son approbation, et me dit d’un ton solennel

— Lisez les deux premiers versets du premier chapitre de la Genèse.

J’obéis docilement comme un écolier et lus à haute voix : Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était désolation et vide, et il y avait des ténèbres sur la face de l’abîme. Et l’Esprit de Dieu planait sur la face des eaux.

Arrêtez ici… Fermez le livre !… prions. En disant ces mots, il s’agenouilla, et… moi aussi. Ce qu’il exprima, je ne saurais le dire. D’ailleurs je n’y compris rien, ne me sentant pas capable de rassembler deux idées ! il y eut comme un bouleversement de tout mon être ; les vibrations de ce premier choc se firent longuement sentir ; je ne savais que dire, que faire.

Hébich ayant fini sa prière, se leva ; je suivis son exemple. Il me serra solennellement la main, fit un salut, auquel je répondis assez gauchement ; puis s’en alla.

Ce soir-là je ne parus pas à la table des officiers. J’avais une certaine crainte, quoique de ma vie je n’eusse pas passé pour poltron ; mais il m’eût été impossible de lier conversation avec qui que ce fût.

Le lendemain, j’étais de nouveau à la même heure étendu sur ma chaise longue, inactif et mon cerveau plein de pensées contradictoires. D’un côté, j’étais rempli du souci de ce qui pourrait bien m’arriver encore ; de l’autre, je désirais quelque chose de meilleur, de plus élevé, que je ne possédais pas. Comme le jour précédent, tout était calme ; le silence n’était troublé que par le seul bruit monotone du punkah au-dessus de ma tête. Tout à coup, des pas se font entendre, dans la cour, devant la porte ; les pas de la veille ; c’est Hébich !

Tout désemparé comme le jour précédent, je me lève pour répondre à son « bonjour ». De nouveau, il me prie de m’asseoir ; il s’assied lui-même sur une chaise qu’il va prendre. Puis, après un instant de silence, la même demande se renouvelle :

— Donnez-moi le livre.

Comme la veille, je vais à ma bibliothèque, et je prends la Bible.

— Lisez au premier chapitre de la Genèse, les deux premiers versets.

À haute voix, je lus ces mêmes versets : « Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était désolation et vide, et il y avait des ténèbres sur la face de l’abîme. Et l’Esprit de Dieu planait sur la face des eaux.

Assez !… Fermez le livre,… prions.

De nouveau il pria et… j’écoutai cette fois. Quelle prière ! C’était celle d’un homme parlant avec son ami ; pour la première fois de ma vie, j’entendais une prière venant du coeur. Il s’adressait à son « Dieu et Père », ne lui parlant que de moi. Il lui priait de me montrer ce que j’étais, de me contraindre d’aller à Jésus et de me jeter dans les bras du Sauveur.

Puis il me serra solennellement la main, et me quitta. La Bible était restée ouverte sur la table ; je n’osais la fermer, me sentant attiré vers elle pour lire, encore une fois moi-même, ces merveilleuses paroles qui commençaient à exercer sur moi une puissance extraordinaire. Je m’assis donc devant la Bible, à peu près comme un enfant auquel le maître a assigné sa tâche. Je lus et relus ces paroles ; elles m’atteignirent au fond de l’âme comme un feu.

Il n’était pas nécessaire qu’on me les expliquât. Elles traçaient mon portrait. « Désolation et vide » ; en effet, le péché m’avait amené là ; les « ténèbres » de l’insouciance et de l’incrédulité m’avaient enveloppé jusqu’à ce jour, comme une profonde obscurité, me cachant non seulement ma corruption, mais aussi la face de « Dieu le Père ». Mais cela ne pouvait durer toujours, car « l’Esprit de Dieu planait sur la face des eaux »… Cet homme étrange m’avait-il peut-être par sa prière mis en contact avec le Dieu vivant ? Cette merveilleuse influence que je ressentais, était-ce l’Esprit de Dieu qui planait sur moi ? — Si jamais un homme fut attristé et humilié, sentant son état de péché et de corruption, comme aussi le besoin d’un Sauveur, ce fut moi. Tout mon orgueil et mes préjugés tombèrent de mes yeux comme des écailles… Comment le temps s’écoula jusqu’au lendemain, je n’en sais rien. Je ne pensais plus à la chaleur ; quelque chose de grand et de solennel occupait mon âme. C’étaient les premières pulsations d’une vie nouvelle, l’aube d’un jour naissant, le lever du soleil dans un cœur ténébreux. Les mêmes pas se firent encore entendre le troisième jour et à la même heure. Cette fois ma Bible était ouverte devant moi : l’écolier attendait son maître ! Je me levai, j’allai à sa rencontre et m’écriai :

— Oh ! M. Hébich ! maintenant tout est clair pour moi ; que faut-il que je fasse ?

Il m’enveloppa d’un regard plein de miséricorde et d’amour, et me dit :

Mon fils (car déjà il me considérait comme quelqu’un qui a été gagné à l’Évangile), voyons ce que Dieu dit ensuite. Lisez le verset 3.

C’est ce que je fis ; déjà la place était trouvée, et je lus :

Et Dieu dit : Que la lumière soit.

Alors il dirigea mes regards vers la Croix de Golgotha, où Christ porta nos péchés, et répondit à notre état de ruine et de perdition, en « étant fait péché, afin que nous devinssions justice de Dieu en Lui » (2 Corinthiens 5:21).

Il continua en m’exhortant à regarder en haut, au trône de Dieu, où Christ, assis à sa droite est maintenant, ressuscité et glorifié ; il me fit voir en Lui, ma paix, ma vie, ma justice (Éphésiens 2:14 ; Colossiens 3:4 ; 1 Corinthiens 1:30).

Nous nous agenouillâmes pour la prière ; ce jour-là je priai pour la première fois, sans un livre, mais de cœur, en Esprit et en vérité. J’avais trouvé la vie et la paix, et je rendis grâce à Dieu mon Père, pour le grand salut et la vie éternelle qu’Il m’avait donnés par Jésus Christ, son Fils bien-aimé.

Oh ! cher lecteur, Dieu, qui du sein des ténèbres a fait jaillir la lumière, a-t-Il déjà éclairé ton cœur, en te montrant ce que tu es, ce qu’est tout homme devant Lui, le Dieu Saint et aussi le Dieu Juge ? La lumière de l’Évangile dans la face de Jésus Christ, t’a-t-elle apporté le salut et la paix ? Ou bien, d’épaisses ténèbres couvrent-elles encore ton âme ? Écoute aujourd’hui la voix de Dieu ; réveille-toi, et tu vivras ; réveille-toi pour devenir lumière dans le Seigneur. Christ t’appelle : « En vérité je vous dis : Celui qui croit en moi a la vie éternelle ». Puis encore : « Moi, je suis la lumière du monde, celui qui me suit ne marchera point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie » (Jean 8:12).

Oui, écoute « aujourd’hui » la voix de Dieu, laisse-toi délivrer de l’éternelle nuit et de la mort éternelle : « Crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé ! » (Actes 16:31).